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  • Photo du rédacteurIsabelle Nadolny

I - Le saint Voult de Lucques


Au Moyen-Age, des milliers de pèlerins affluaient vers Rome pour rejoindre la basilique Saint-Pierre au Vatican. Après avoir franchi les Alpes et traversé le Val d’Aoste, ils s’arrêtaient à Lucques pour vénérer un extraordinaire crucifix de bois appelé le Volto Santo, ou Saint Voult en français. Cet objet miraculeux aux dimensions plus qu’humaines, puisque le corps du crucifié fait deux mètres cinquante de la tête aux pieds, saisissait celui qui le regardait d’une sorte de stupeur sacrée. Ses yeux de cristal, grands ouverts sur le monde, avaient quelque chose de surnaturel. Le Christ était paré de vêtements somptueux. Mais surtout, attributs fort rares pour un crucifié, il était chaussé ! Selon les circonstances il portait des souliers d’argent ou des pantoufles de velours cramoisi. On dit qu’il aurait été sculpté par saint Nicodème en personne : ce rare témoin de la crucifixion aurait voulu réaliser une sculpture du précieux corps pour en conserver la mémoire tel qu’il l’avait vu sur la croix.

Les jongleurs, nombreux à accompagner les pèlerins sur leur chemin, vouaient une dévotion particulière au Saint Voult. A cette époque, leurs talents étaient multiples : ils étaient musiciens, poètes, acteurs, saltimbanques. Ils étaient à la fois intendants attachés aux plaisirs des princes et aussi vagabonds qui erraient sur les routes et donnaient des représentations dans les villages. Ils chantaient avec leur vielle la « geste » aux pèlerins, ils étaient maîtres de danse qui faisaient « caroler » et baller les jeunes gens, ils étaient « taboureur », c'est-à-dire qu’ils sonnaient la trompe et la « buisine » pour régler la marche des processions. Ils étaient conteurs, chanteurs, acrobates qui dansaient sur les mains et jonglaient avec des couteaux, se renversaient et se désarticulaient, traversaient des cerceaux à la course, mangeaient du feu. Ils étaient bouffons, qui niaisent et qui disent des balourdises. Ils étaient bateleurs, qui paradent et qui miment, et qui esbroufent les curieux avec leurs tours de passe passe sur les carrefours. Ils étaient tout cela, et bien d’autres choses encore. On ne pouvait se passer d’eux, dans les mariages, processions ou carnavals. Ils réjouissaient le cœur des gens par leur simple présence. Malgré cela, ils étaient honnis de penseurs qui se disaient pourtant chrétiens, et à cause d’eux, jugés parias dans la société et dépourvus à leur mort de sépulture chrétienne. Car on disait d’eux qu’ils étaient dangereux pour le salut des âmes. « Il est préférable de chasser plutôt que de soutenir, les histrions et les mimes, les bouffons et les prostituées, les entremetteurs et les hommes monstrueux de cette espèce » disait Jean de Salisbury au XIIe siècle.

Mais le Christ, qui en sa vie n’oublions pas, tendait la main aux prostituées, n’était nullement de son avis. Cette belle histoire d’un pauvre jongleur nommé Jenois nous le montre. Lors donc que Jenois était arrivé à Lucques, il fit une pauvre journée sur la place de la ville, car il n’avait pas récolté un seul petit denier. Il s’en alla dans l’église, affamé et découragé, pour adorer le Saint Voult et joua de la vielle devant l’image du Christ, faute de pouvoir lui faire une offrande plus importante. Il joua de tout son cœur, oubliant sa faim et sa fatigue, et pour le remercier, le crucifié lui lança l’un de ses précieux souliers d’argent. Le jongleur l’attrapa et le mis dans sa besace. Cela ne plut pas du tout à l’évêque de Lucques qui exigea du jongleur qu’il rendit le soulier. Le prélat remit le soulier en place en maudissant le vielleux. Mais le miracle se renouvela et chaque fois que l’on voulut rechausser le crucifié, d’un coup de talon, il jetait son soulier en direction du vielleux ! Tant et si bien que la ville de Lucques fut contrainte de céder, et de racheter à grand prix au vielleux la précieuse relique pour la voir rester au pied du Christ. Le ménestrel, très embarrassé d’avoir hérité une pareille somme, convia tous les pauvres de la cité à un grand festin. Comme il restait de l’argent, il leur en fit cadeau, puis il s’en alla, comme il était venu, tout léger sur le chemin de Rome, chantant et s’accompagnant de sa vielle.


Iconographie :

Tarot d'Este, le Bateleur, Italie du Nord, XVe siècle, Bibliothèque Beinecke.










 




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